Révélations de l’atelier de Bacon : l’art contemporain

La relation que Bacon entretenait avec les œuvres d’art du passé et ses emprunts, voire pillages, de grands maîtres comme Vélasquez, Michel-Ange, Ingres, Degas et Van Gogh ont fait couler beaucoup d’encre. La prédilection qu’il vouait à ces artistes a laissé des traces dans le bric à brac de son atelier, où l’on a trouvé après son décès de nombreuses reproductions de leurs œuvres. On a moins parlé de ses liens avec d’autres peintres, en particulier l’intérêt qu’il manifestait pour des artistes plus jeunes et moins célèbres que lui, beaucoup perçant à peine alors qu’il était au sommet de sa carrière artistique. Bacon avait une culture visuelle exceptionnelle, qu’il enrichissait sans cesse en regardant et en absorbant des images, peu importe d’où elles provenaient. Toute sa vie, Bacon s’est intéressé à l’évolution artistique de son temps, comme le révèlent les innombrables objets découverts dans son atelier de Reece Mews : pages arrachées à des catalogues ou à des livres, interventions, images compilées, correspondances et autres éléments en rapport avec de nombreux artistes contemporains comme Ernest Pignon-Ernest, Vladimir Veličković, Jacques Monory, Duane Michals, Clare Shenstone, Vito Acconci, Paolo Gioli, Franta, Peter Klasen, Eddy Batache, Marie-Jo Lafontaine et Don Bachardy. Dire que tous les artistes dont on trouve la trace dans les objets accumulés par Bacon ont exercé sur lui une égale influence serait évidemment un peu simpliste, mais il est clair qu’il suivait de près les nouveaux développements de l’art et s’y montrait réceptif. Le contenu de son atelier révèle aussi que Bacon entretenait des contacts directs avec certains de ces artistes (et photographes) – il les rencontrait, correspondait avec quelques-uns d’entre eux, posait pour eux et, à l’occasion, leur commandait des œuvres ou leur demandait de lui envoyer des reproductions.

Certains aspects de l’œuvre des artistes qui ont plu à Bacon ou excité son imagination reflètent ses propres fascinations et préoccupations – corps humains se contorsionnant, têtes à la bouche béante, aux prises avec une forme de stress ou d’angoisse. Certaines qualités formelles ou motifs semblent également l’avoir séduit, comme les portes ou les scènes de rue isolées. Certains artistes partageaient ses centres d’intérêt, par exemple sa passion pour la photographie, en particulier la photographie du corps en mouvement telle que l’ont pratiquée les pionniers Eadweard Muybridge, Jules Etienne Marey et Thomas Eakins (qu’admiraient également Vladimir Veličković, Duane Michals, Vito Acconci et Paolo Gioli) – ou son obsession pour le cinéma et les techniques cinématographiques – point commun avec Ernest Pignon-Ernest, Gioli et Michals. Bacon semble avoir eu une préférence marquée pour les artistes français ou résidant en France, dont beaucoup étaient représentés par la Galerie Lelong ou la Galerie Maeght, galeries où il a lui-même exposé de son vivant. Il est indéniable qu’il adorait Paris, où il avait un atelier de 1975 à 1987 et où il exposait régulièrement. Francophone, il avait, parmi ses amis intimes, de nombreux intellectuels et écrivains français. En revanche, à l’exception de Damien Hirst et de Clare Shenstone, on n’a peu retrouvé de documents ou de références se rapportant à de jeunes artistes britanniques.

L’une de ses collections les plus fournies est consacrée aux œuvres de l’artiste français Ernest Pignon-Ernest, né à Nice en 1942. Ce dernier a, depuis 1966, pris la rue comme sujet et comme cadre de ses œuvres éphémères, qui évoquent à la fois des événements historiques et contemporains. Lors d’une interview accordée au journal Libération, le journaliste ayant demandé à Bacon quels peintres il aimait, il avait immédiatement désigné cet artiste : « En France, vous avez Ernest Pignon-Ernest ». Bacon s’intéressa activement à son travail et lui en réclama des photographies. S’ils exposaient tous deux à la Galerie Lelong à Paris, les deux hommes ne se sont jamais rencontrés, même si des lettres, trouvées dans l’atelier de Bacon révèlent leurs tentatives d’y parvenir. Pignon-Ernest explique dans une lettre qu’il m’a envoyée que deux critiques d’art étaient venus le trouver après avoir interviewé Bacon à Londres. Ils lui avaient dit que Bacon connaissait son œuvre et s’y intéressait, qu’il avait vu des photographies de ses interventions à Naples et, en un mot, qu’il aimerait qu’il lui en envoie une. Il s’agissait d’une œuvre intitulée Le Soupirail, où l’on voyait un corps en contre-plongée émerger d’une cave par une grille. Pignon-Ernest a passé huit ans à créer et à apposer plusieurs centaines d’images sur les murs de divers bâtiments, dans toute la ville de Naples, empruntant ses thèmes à la mythologie classique et à l’iconographie des premiers chrétiens, pour évoquer l’histoire riche et tumultueuse de Naples. La pièce à Naples qu’admirait Bacon s’inspirait d’une étude de Luca Giordano, peintre italien du XVIIème siècle, pour « Saint Janvier libère Naples de la Peste ». Après avoir reçu la photographie du Soupirail, Bacon écrivit à Pignon-Ernest pour lui dire qu’il le suivait, en fait, depuis qu’il avait découvert des images de ses interventions à Grenoble en 1976. Celles-ci illustraient les conséquences provoquées par l’industrie sur les ouvriers. Pignon les signalait au moyen de flèches directionnelles qui rappellent celles utilisées dans le travail de Bacon.

La plupart des magazines d’art retrouvés dans l’atelier de Bacon étaient français, par exemple Opus InternationalRepères – Cahiers d’art contemporain (Galerie Lelong) et Chroniques de l’art vivant (Editions Maeght). Des pages ont été arrachées de beaucoup d’entre eux. Une grande partie des images de ces magazines datent de 1976-1977, époque à laquelle Bacon possédait un atelier à Paris. Il avait alors fait la connaissance du Français Alain Jouffroy, poète, écrivain, et artiste – et surtout ami de certains artistes figurant dans la documentation amassée dans l’atelier de Bacon. Alain Jouffroy était ami avec Veličković que Bacon rencontra et duquel il visita l’atelier. Un autre ami de Jouffroy, l’Allemand Peter Klasen, (né en 1935), installé en France depuis 1956, avait lui aussi suscité l’intérêt de Bacon, comme en témoigne une page arrachée à l’Opus International, illustrant le travail de Klasen. En 1971, l’année de la rétrospective Francis Bacon au Grand Palais, Klasen eut, quant à lui, l’honneur d’une rétrospective à l’ARC, au musée d’Art moderne de la ville de Paris, intitulée « Ensembles et Accessoires », qui fut très bien accueillie. Nul ne sait si Bacon a vu cette exposition qui comportait des représentations d’ustensiles chirurgicaux, baignoire, W.C. et lavabos. De nouveau, ces motifs parlaient à Bacon qui, de son côté, collectionnait les images de sanitaires, arrachées de catalogues de plomberie.

J’ai tenté, dans ce petit texte, d’évoquer les artistes avec lesquels Bacon a établi des contacts directs et ceux dont il commentait volontiers les œuvres – je poursuis actuellement une recherche plus approfondie sur cet aspect fascinant du contenu de l’atelier de Bacon.

Margarita Cappock

Directrice adjointe et directrice des collections à la Dublin City Gallery The Hugh Lane

Une reproduction de l’œuvre de Ernest Pignon-Ernest Grenoble (1976). Les effets des dégradations physiques dans le travail. Collection: Dublin City Gallery The Hugh Lane
Lettre de Francis Bacon à Ernest Pignon-Ernest datée du 5 mai 1989. Collection: Dublin City Gallery The Hugh Lane
Photographie couleur de l’œuvre Le Soupirail, Naples, de Ernest Pignon-Ernest. Collection: Dublin City Gallery The Hugh Lane
Page du magazine français Opus International no.65. « L’Art (hors sur dans contre) la ville ? », édité par les Editions Georges Fall, Paris en 1977/1978 avec une reproduction d’une peinture de Peter Klasen. Collection: Dublin City Gallery The Hugh Lane