C’est en 1979, l’année où j’ai exposé pour mon diplôme, au Royal College of Art, que j’ai rencontré Francis Bacon pour la première fois.
J’arrivais sur place tous les jours à 9h du matin.
Le troisième jour de mon exposition, mon tuteur s’est précipité sur moi en me tendant un bout de papier sur lequel était noté un numéro de téléphone. « Appelle ce numéro à 11h précises, m’a-t-il dit. Tu as eu un éminent visiteur, et il veut te parler. » J’ai pensé que ça devait être une blague. Mais il a insisté : « C’est sérieux. Appelle ce numéro. »
À très exactement 11h, j’ai appelé le numéro en question. C’est Francis Bacon qui m’a répondu.
Apparemment, il était arrivé à l’exposition à 8h du matin – il venait chercher des cartons de vin. Pendant qu’il attendait qu’on les lui descende, il a fait le tour de l’exposition. Il a alors vu mon travail – une série de têtes en tissu. J’avais perfectionné cette manière de montrer le visage humain, en utilisant une matière aussi souple que la peau, dans laquelle je moulais les traits du visage…
– « J’adore votre travail », m’a-t-il dit.
– Je répondis alors : « Mon Dieu ! Eh bien je dois dire que je vous considère aujourd’hui comme le plus grand artiste vivant au monde. »
– « Les grands esprits se rencontrent ! dit-il. J’aime beaucoup Janet. Vous voulez bien que je vous l’achète ? »
– Je répondis alors : « Je ne vois personne à qui je préférerais vendre une de mes œuvres. » Francis a donc acheté Janet. Et je ne l’avais toujours pas rencontré.
Deux ans plus tard, j’exposais en solo à l’occasion de l’inauguration du Lyric Theatre, à Hammersmith. J’ai passé un coup de fil à Francis pour lui demander : « Est-ce que je peux emprunter Janet ? »
– « Je n’ai pas la moindre envie de me séparer d’elle, répondit-il. Mais si vous en avez besoin… De toute manière, il faut qu’elle soit à cette exposition. »
Six semaines plus tard, après l’exposition, je lui ai renvoyé Janet. Francis m’a alors appelée.
– « Je suis si heureux qu’elle soit revenue, me dit-il. Et, j’y réfléchissais, vous voudriez faire mon portrait ? Une tête en tissu. »
– « Oh, mon Dieu ! rétorquai-je, je ne sais pas si j’en suis capable… »
Je n’avais jamais fait de véritable portrait, en fait. Je jouais juste avec du tissu, jusqu’à ce que cela donne quelque chose de bien.
– Il me dit alors : « Vous voulez bien essayer ? »
– « D’accord, répondis-je, je vais essayer. Mais j’ai un peu peur. »
– Il dit : « On verra bien ! »
Nous avons pris rendez-vous. Il m’a proposé : « Venez à mon atelier. On en parlera, et je pourrai poser. »
Notre première séance de pose s’est déroulée dans l’atelier de Bacon, à Reece Mews. Quand je suis arrivée, il me regardait d’en haut.
– « Allez, montez ! » J’ai grimpé les marches. C’était comme monter dans un bateau. Il regardait par un trou dans le plancher. J’étais très tendue.
J’avais entendu dire que Bacon pouvait être « difficile ».
Mais il a été adorable. Il s’était habillé pour l’occasion – il portait un costume gris pâle, avec une chemise de velours bleu, sa grosse montre Rolex, et un beau collier en or. Il était magnifique.
La séance a commencé.
C’était très facile. Je n’étais pas du genre à me mêler de sa vie privée.
Nous avons bavardé. Il m’a dit que beaucoup de ses amis les plus proches étaient morts et qu’il se sentait un peu abandonné. Je n’en revenais pas qu’il me dise quelque chose d’aussi intime, le premier jour. Mais il était comme ça. Il disait ce qu’il ressentait, c’est tout. Lorsqu’il a parlé de George Dyer, il avait des larmes plein les yeux.
Je n’ai jamais vu une personne dont les émotions affleurent ainsi en surface, se modifiant d’une minute à l’autre. Bien sûr, cela me poussait à dessiner de façon obsessionnelle, et sans m’arrêter.
Il me téléphonait quand il voulait. Il nous arrivait de passer deux mois sans se voir, puis de se retrouver deux ou trois fois en quinze jours. Il venait parfois dans mon atelier, à Bloomsbury. C’était à Bedford Square, et j’avais une clé des jardins. Nous nous y promenions en bavardant, nous asseyions et je dessinais.
J’ai mis quatre ans à achever la tête en tissu.
Il ne l’a pas vue jusqu’à ce que je la lui montre, dans sa forme finale. Il en a été très content et l’a accrochée à côté de Janet…
Après cela, on s’est parlé deux ou trois fois au téléphone et on se voyait de temps en temps. Je ne l’ai pas beaucoup vu les dernières années de sa vie, mais je connaissais son compagnon, John Edwards.
John m’a appelée après la mort de Francis et m’a demandé si je voulais bien faire une tête en tissu de lui, pour pouvoir l’accrocher à côté de celles de Francis et de Janet, comme une famille…
Clare Shenstone
Artiste