« Peut-être, n’ai-je rien à voir avec l’avant-garde, mais je n’ai jamais senti la nécessité d’essayer de créer une technique absolument spéciale. Je pense que le seul homme qui ne se soit pas terriblement limité en essayant de changer la technique, c’est Duchamp, qui a fait cela avec énormément de succès[1]. » Francis Bacon
Dans ses entretiens avec David Sylvester entre 1971 et 1973, Bacon argumente sur la figure incontournable de Marcel Duchamp, dont il fait l’éloge. Il évoque notamment « l’excellente » conférence donnée par ce dernier à Houston devant la Fédération américaine des Arts en avril 1957[2]. Lors de cette conférence, Duchamp insiste sur le rôle « médiumnique » de l’artiste. Bacon est d’accord avec cette approche bien qu’il préfère parler de « transe ». Duchamp définit l’acte créatif comme une double émancipation : celle de l’artiste qui trouve sa « clairière » et son chemin, et celle du regardeur qui « établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif ». Là encore, Bacon approuve. Toujours dans ces entretiens, Bacon lit l’œuvre de Duchamp à travers la question du figuratif et de l’abstraction en vantant sa capacité à produire des images et des signes qui résistent à l’interprétation : « Presque tout Duchamp est figuratif, mais je pense qu’il a fait des sortes de symboles du figuratif. Et il a fait, en un sens, une sorte de mythe du XXe siècle, mais en termes de création d’une sténographie de la figuration[3]. »
C’est notamment cette capacité à dépasser la frontière abstraction/figuration, que Bacon admire chez Duchamp, en disant que le Grand Verre « porte jusqu’à la limite ce problème de l’abstraction et du réalisme[4]» comme nul autre pareil. Cette « peinture sur verre » est un modèle indéniable pour Bacon. Comme Duchamp, mais avec des « techniques héritées », – en l’occurrence la peinture, la photographie et le cinéma – Bacon est aussi parvenu, à « tirer quelque chose qui diffère radicalement de ce que ces techniques ont donné jusqu’à présent ». Bacon situe ainsi sa pratique dans une histoire de l’art très ample, qui embrasse plusieurs siècles de peinture avec l’ambition de s’en démarquer, ce qui fut aussi un des nombreux accomplissements des trois chefs-d’œuvre de Duchamp. Le Nu descendant un escalier (1912), le Grand Verre (1915-1923) mais aussi Étant donnés (1946-1966), trouvent leurs racines aussi bien dans les nus de Cranach, dans l’Olympia de Manet, que dans plusieurs tableaux d’Ingres, Courbet et Picasso tout en parvenant à les transcender pour écrire un autre chapitre de l’histoire de l’art moderne.
En 1966, la Tate Gallery à Londres organise la première rétrospective européenne consacrée à Marcel Duchamp, The Almost Complete Works of Marcel Duchamp, et c’est l’artiste anglais, Richard Hamilton, le commissaire, qui réalise la première réplique du Grand Verre, dont le titre exact est La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Dans ces années, Bacon et Hamilton se côtoient et partagent cette admiration commune pour Duchamp. Bacon visite l’exposition et acquiert une des premières éditions du catalogue raisonné de Duchamp, publié en Angleterre en 1969 par le marchand d’art Arturo Schwarz. Entre 1968 et 1970, Francis Bacon et Richard Hamilton déjeunent souvent ensemble ; Hamilton demande à ses amis artistes de le prendre en photo avec un simple Polaroid. Il en découle une série de portraits d’Hamilton par Bacon, qui attestent de cette complicité. Cette suite de six études intitulées Portrait of the artist by Francis Bacon, datée de 1970 est en réalité une œuvre véritablement réalisée à quatre mains. L’un de ces portraits, choisi par Bacon, sera ensuite gravé et édité à plusieurs exemplaires : « I also suggested to Francis Bacon that an interesting print might be produced from a photograph he made. » Cette question de la collaboration est aussi centrale dans la démarche de Duchamp. On pense notamment aux nombreux portraits de Duchamp par Man Ray. En fin connaisseur de Duchamp, Hamilton a bien évidemment ces exemples en tête[5].
Lors du vernissage de l’exposition Bacon en 1971 au Grand Palais à Paris et du dîner au Train Bleu à la gare de Lyon, Richard Hamilton et Teeny Duchamp sont assis aux côtés de Bacon et de personnalités françaises (Marguerite Duras, Michel Leiris) et anglaises (David Hockney) de tout premier plan. Il est indéniable qu’Hamilton, déchiffreur du Grand Verre et des Notes de Duchamp, est le trait d’union entre ces deux figures, en apparence, si éloignées. Outre la première édition du catalogue raisonné de l’œuvre de Duchamp par Arturo Schwarz (Thames & Hudson, 1969), Bacon compile, dans son atelier de Reece Mews, plusieurs coupures de presse des années 1970, représentant Nu descendant un escalier (1912) et la réplique du Grand Verre (1915-1923) réalisée par son ami Richard Hamilton. Parmi ces reproductions, qui constituent le « compost iconographique » de Bacon, sa « camera obscura intérieure », figurent aussi la reproduction noir et blanc de deux œuvres de Duchamp, a priori abstraites, et beaucoup moins célèbres que le Grand Verre et Nu descendant un escalier. Il s’agit de Porte, 11 rue Larrey (1927) : son atelier de la rue Larrey à Paris, entre 1927 et 1942. Trop étroit, Duchamp réalise une porte d’angle qui sert à la fois à fermer et ouvrir la salle de bain, d’un côté, et la chambre, de l’autre côté. À la fois ouverte et fermée[6], cette porte ressurgit dans le triptyque de Bacon, Studies from the human body, daté de 1970. Les parties gauche et droite du triptyque sont habitées par ce motif de la porte d’angle (chez Bacon, la porte devient surface réfléchissante) : sur le volet gauche, le modèle féminin vient s’y refléter et s’y perdre. Sur le volet de droite, la porte entrouverte reflète une double image : un personnage masculin, probablement Bacon, et une caméra anthropomorphique posée sur un trépied. La forme de cette caméra, mi-animale, mi-humaine, semble elle aussi extraite d’un tableau surréaliste de Picasso, Joan Miro, Max Ernst ou encore Wifredo Lam. Une autre œuvre de Duchamp, Handmade stereopticon slide, réalisée entre 1918 et 1919, durant son séjour à Buenos Aires, revient dans un deuxième triptyque de Bacon : Three studies of the male back, daté de 1970 et conservé à la Kunsthaus de Zurich.
Dans les deux cas, Bacon a sorti ces deux œuvres de leur contexte. Il a neutralisé leur histoire, leur provenance et leur sens symbolique pour les recycler sans jamais les copier, ni les commenter. À partir de sources aussi diverses que des coupures de presse, des articles scientifiques sur les maladies, la folie, les chronophotographies de Muybridge, la vie des animaux, les sports de combat, mais aussi des références artistiques comme Cimabue, Vélasquez, Rembrandt, Van Gogh, Picasso bien sûr, mais aussi Max Beckmann, Bacon, à l’instar de Warhol[7], sans doute son véritable héritier postmoderne, est un iconophage. Sa mémoire fonctionne comme une machine redoutable et infatigable, qui scrute et ingurgite sans relâche. Certains comme Deleuze parleraient de « rhizome », d’autres de « cadavre exquis » ou encore plus récemment de créolisation. Anthropologue de l’image, iconoclaste et historien averti, Bacon accumule, digère et recompose des sources encyclopédiques infinies et, contre toute attente, Duchamp y occupe une place privilégiée.
Caroline Cros
Conservateur du patrimoine et chargée de cours à l’École du Louvre
[1] Francis Bacon, Entretiens, David Sylvester, traduction et préface de Michel Leiris, Paris, Flammarion, 2013, p. 129.
[2] Marcel Duchamp, Le Processus créatif, Paris, l’Échoppe, 1987.
[3] Ibidem, p. 126.
[4] Ibid., p. 179.
[5] Richard Hamilton, Interactions: Marcel Duchamp, Francis Bacon, Sherrill F. Martin, Dieter Roth, Lux Corporation, Ohio Scientific, Thorden Wetterling Galleries, Stockholm, 1987, p. 6. « From time to time, since 1968, I have been wont to offer a Polaroïd camera to artist friends with the request to take a photograph of me… One of the interest in indulging in this activity is to find that the results can sometimes bear a strong relationship to the visual sensibility of the person pressing the button. This was strikingly seen in a Polaroïd of me taken by Francis Bacon. It was not the shot that he chose to be reproduced in the book but it seemed to me to be extraordinary like his paintings. »
[6] Le Corbusier utilise aussi ce principe pour la Villa La Roche à Paris, vers 1925.
[7] Ce dernier se rendait souvent à la New York Public Library, au département « Picture Collection », pour y puiser des sources iconographiques.