Bacon à Monaco

Comme il l’a indiqué lors d’une interview par David Sylvester en 1984, Francis Bacon semble s’être rendu en Principauté pour la première fois vers 1935. Quelques années plus tard, une lettre, datée du 3 juin 1940, est envoyée à Bacon à Monaco par sa cousine Diana Watson, qui l’informe du décès de son père.

En 1946, Erica Brausen, qui travaille alors à la Redfern Gallery, rencontre Bacon grâce à un ami commun, le peintre Graham Sutherland, et lui achète Peinture 1946 pour un montant de deux cents livres sterling. Avec les gains liés à cette vente, l’artiste quitte aussitôt Londres pour s’installer à Monaco.

La Principauté devient sa résidence principale, sa terre d’élection, du 5 juillet 1946 jusqu’au début des années 1950. Il s’installe tout d’abord à l’hôtel Ré avec son amant et mécène, Eric Hall, et sa nourrice Jessie Lightfoot. Graham et Kathleen Sutherland font partie des amis qu’il fréquente régulièrement pendant ses premières années monégasques.

Bacon est séduit par l’ambiance et le style de vie de Monte-Carlo. Par ailleurs, il apprécie les paysages méditerranéens, mais aussi les bienfaits de l’air marin pour son asthme. Le casino Belle Époque, avec son atmosphère hautement raffinée, attire ce joueur chevronné. Dans l’un de ses entretiens avec David Sylvester, il déclare : « Je me souviens de la première fois où j’ai séjourné à Monte-Carlo, j’étais complètement obsédé par le casino et j’y passais des journées entières […]. » Bacon était stimulé par les alternances d’exaltation et d’abattement que le jeu, tout comme la peinture, lui procurait.

Malgré les nombreuses distractions qui s’offrent à lui, Bacon parvient à travailler en Principauté. Il perçoit Monaco comme un lieu « […] propice aux images qui [lui] viennent toutes faites à l’esprit ». Ces années monégasques lui ont apporté de grandes idées et ont été décisives dans la gestation de ses futures compositions. C’est là qu’il commence à représenter la figure humaine, une étape cruciale dans son œuvre qui l’amènera plus tard à être reconnu comme l’un des artistes figuratifs majeurs de l’après-guerre. Bacon y entreprend également ses figures papales et sa série de « Têtes », et met en place de nouvelles techniques de travail.

Ses correspondances depuis Monaco avec Graham Sutherland et le directeur de la Lefevre Gallery, Duncan MacDonald, révèlent bien que ses premières images papales ont été amorcées à Monaco. Le 19 octobre 1946, Bacon écrit à Sutherland depuis l’hôtel Ré : « Je travaille sur trois études du Portrait du pape Innocent II [sic] par Vélasquez. J’en ai presque terminé une. »

À partir de l’été 1946, à Monaco, Bacon met en place un principe de travail. Son fournisseur de matériel étant en vacances, il se retrouve à court de toiles montées sur châssis. Le peintre décide alors de suspendre la toile sur le mur, et précise : « Il est très agréable de ne pas avoir la contrainte du châssis et de pouvoir modifier les dimensions à son gré. » Ce processus annonce déjà l’iconographie des cadres qu’il introduira pour concentrer son attention sur la figure ou sur un détail de la toile, ou le fait de redimensionner la toile, en n’hésitant pas à la découper afin de n’en garder que la partie qui l’intéresse.

Dans une lettre envoyée depuis la Villa Souka-Hati au marchand d’art et collectionneur Arthur Jeffress, Bacon dit travailler « en ce moment sur des têtes [qu’il] préfère à toutes celles [qu’il a] faites auparavant ». L’empâtement de tonalité monochrome, composé de plusieurs couches de peinture, comparable à la texture de la peau d’un rhinocéros ou d’un éléphant, semble de même avoir été une technique que l’artiste a développée dans sa série de « Têtes » à Monaco.

Tête II (1949) fait partie des premières œuvres de l’artiste peintes sur l’envers de la toile, le côté non préparé, un procédé pictural amorcé lui aussi en Principauté. Bacon expliqua à David Sylvester que l’idée d’utiliser une toile non préparée lui était venue à Monaco vers la fin des années 1940, après avoir perdu tout son argent au casino. Il décida alors de retourner des toiles ayant déjà servi et de peindre sur l’envers de celles-ci, qui s’avérait pour lui plus facile à travailler. Il disait préférer le grain plus rugueux de l’envers de la toile, qui favorise les saturations de peinture diluée et les textures pâteuses. Il conserva cette technique toute sa vie.

Dans les années 1950 et 1960, Bacon s’est fréquemment rendu à Monaco avec ses amants Peter Lacy et George Dyer, et son cercle d’amis, comprenant Denis Wirth-Miller, Richard Chopping, Daniel Farson, Michael Wishart, ainsi que Muriel Belcher. Dans les années 1970 et jusqu’à la fin de sa vie, on l’y voyait souvent avec ses intimes Reinhard Hassert et Eddy Batache, Michael et Geraldine Leventis, John et Zoe Pelling, sa sœur Ianthe Knott, et son compagnon et modèle, John Edwards. Le Café de Paris, le Chatham Bar, le Pulcinella et Le Pinocchio faisaient partie de ses restaurants et bars préférés.

À partir de 1983 et jusqu’en 1990, l’hôtel Balmoral devint le principal pied-à-terre de Francis Bacon pour ses longs séjours monégasques, accompagné de John Edwards – le peintre avait pour habitude de réserver deux chambres au dernier étage de l’hôtel, les chambres 681 et 682. En juin 1986, il visite avec ce dernier une série d’appartements, contemplant l’idée de prendre une résidence à Monaco, mais ce projet n’aboutira pas.

Le 12 avril 1992, soit seize jours avant son décès à Madrid, Bacon avait appelé John Pelling pour lui annoncer qu’il comptait se rendre à Monaco après son voyage en Espagne. Une crise cardiaque fatale le 28 avril l’en empêcha.

Tout au long de sa vie, l’artiste britannique évoqua spontanément ses années passées à Monaco, dans ses correspondances, mais également dans ses divers entretiens.

Francis Bacon à Monaco
Francis Bacon sur la terrasse de la résidence Trocadéro, à Monaco, en 1986, photo : John Edwards, MB Art Collection

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Francis Bacon in Monaco
Francis Bacon au Larvotto, à Monaco, en novembre 1981, photo : Eddy Batache, MB Art Collection © Eddy Batache
Francis Bacon au sujet de la Villa Frontalière © BBC Broadcast Archive
J’ai toujours le sentiment qu’avec une pointe habile de manipulation le Casino pourrait acheter nos tableaux. 

Francis Bacon écrivant à Graham Sutherland depuis l’hôtel Ré, à Monaco (1946)